D’ici quelques semaines, plusieurs générations de joueurs – peu concernés par les cheveux blancs et la colle à dentiers – vont découvrir Resident Evil 2 à travers un remake qui n’est pas sans rappeler celui du premier épisode, lancé par Capcom en 2002. Derrière la refonte visuelle et la prise en main modernisée se cache toutefois un titre qui, au tournant des années 2000, a semé les graines d’un changement à long-terme dans l’identité de la licence.
En 1996, on savait prendre des risques, ma petite dame, on n’hésitait pas à lancer de nouvelles choses. La coupe au bol et les fringues fluo? Allez, soyons fous ! L’Eurodance et les boys bands ? Bien sûr, pourquoi pas ! Les prénoms américains façon Kévin, Dylan et autres Jason ? Mais oui voyons ! Alors forcément, voir une grande entreprise japonaise placer un bleu aux commandes d’une véritable poule aux œufs d’or commerciale, c’était presque léger pour l’époque. Nous sommes en 1996. Resident Evil est sorti depuis peu et, même s’il a allègrement repompé Alone In The Dark, il a suffisamment rafraîchi la toute jeune recette du survival-horror pour imposer de nouveaux standards. Capcom vend ses galettes par containers entiers. Shinji Mikami, qui a dirigé le développement de Resident Evil, devient une sorte de rockstar. Et pourtant. Pourtant l’éditeur nippon choisit de lui donner de l’avancement, en lui offrant un poste de producer sur Resident Evil 2. Davantage de responsabilités, mais aussi moins d’impact sur le jeu lui-même. A sa place, Capcom tente un coup et le remplace par un garçon pimpant, entré en 1994 en tant que planner, un emploi polyvalent et touche-à-tout : il s’appelle Hideki Kamiya et il s’apprête à changer le visage de la saga.
L’arrivée de Kamiya à la tête du développement de Resident Evil 2 entraîne un premier revirement dans l’évolution de la licence. Si la grammaire du jeu demeure très proche de celle du premier volet – caméras fixes, progression écran par écran, personnage très raide, mélange de phases de shoot et de réflexion – on peut déjà déceler certaines nuances entre sa vision et celle de Mikami sur le premier volet. Pour Shinji Mikami, la peur est avant tout quelque chose qui doit être suggéré, et rarement montré. Bien aidé par les limites techniques de l’époque (impossible d’afficher des dizaines de zombies dans un jeu en 1995), il a suivi le chemin tracé par Alone in the Dark au moment de réaliser le premier Resident Evil : son but était de tout faire pour que le joueur soit terrifié par ce qu’il ne voyait pas, de lui faire sentir une menace immatérielle. Il a donc travaillé ses angles de caméra pour donner davantage de poids au hors-champ. Il a peaufiné son atmosphère, joué avec le silence et la musique pour déstabiliser le joueur. Il l’a privé de munitions pour lui faire craindre la prochaine rencontre, quitte à le laisser seul pendant de longues minutes. La peur pour Mikami est quelque chose qui se construit lentement, à huis-clos, à l’aide d’une mise en scène qu’on pourrait presque qualifier d’intimiste. Bien entendu, Resident Evil 2 hérite de certaines de ces caractéristiques. Mais la patte différente d’Hideki Kamiya se fait déjà sentir. Celui qui sera ensuite connu pour avoir créé Devil May Cry ou BayonettaBayonetta lui, une approche plus démonstrative, plus visuelle du survival horror, quitte à en faire des caisses et à flirter avec le jeu d’action.
Cette direction bicéphale va avoir un impact conséquent sur le développement de Resident Evil 2. Peu habitué à prendre de la hauteur, Shinji Mikami s’implique d’abord assez intensément dans le processus créatif, laissant les équipes coincées entre ses directives et celles de Kamiya. Il choisit donc de se mettre en retrait pour les laisser accoucher d’une première version. Le jeu se déroulera comme son aîné dans la ville de Raccoon City, touchée par une seconde épidémie, et il mettra en scène un duo de nouveaux personnages : le jeune officier de police Leon S. Kennedy et Elza Walker, une étudiante revenue en ville pour voir sa famille. Vous avez terminé 32 fois Resident Evil 2, et vous ne vous rappelez pas d’elle ? Rien de plus normal : elle a fini par disparaître de la version finale. Fin 1996 et alors que le premier protoype – passé à la postérité comme Resident Evil 1.5 – est terminé à 70%, Shinji Mikami choisit de l’abandonner brutalement. L’histoire n’est pas assez solide. Les environnements sont froids, bien loin des décors classieux du premier volet. Pire : le jeu n’est pas fun. Bref, ça ne fonctionne tout simplement pas et l’équipe doit revoir sa copie, avec l’aide du scénariste professionnel Noboru Sugimura, qui signera plus tard l’histoire d’Onimusha. Ce dernier se charge d’unifier les différents documents de travail, de réunir les fragments de scénario. Elza est remplacée par Claire Redfield, la sœur de Chris, héros du premier volet, dans le but de connecter les deux jeux plus étroitement. Et c’est à ce moment que Kamiya imagine l’un des ingrédients essentiels de son titre, ce qu’il appelle alors le Zapping : Resident Evil 2 proposera ainsi deux points de vue différents sur la même histoire, celui de chacun des protagonistes. Leurs chemins se croiseront même à plusieurs reprises durant l’aventure. Un détail assez exceptionnel pour l’époque.
Vingt ans après sa sortie, et en dépit de ses millions d’exemplaires vendus, Resident Evil 2 n’est que rarement considéré comme une étape importante dans l’évolution de la série. C’est pourtant lui qui a permis à Hideki Kamiya de faire ses armes. Convaincus par la performance commerciale de cette suite, les pontes de Capcom lui confient ensuite une nouvelle équipe, chargée comme plusieurs autres d’élaborer une proposition, un brouillon pour l’un des futurs jeu de la série. Leur projet, censé se dérouler sur un bateau de croisière, loupe le coche de la PlayStation et doit être mis de côté. Ce n’est toutefois qu’une question de temps avant que Kamiya ne marque plus nettement la série de son empreinte. Tandis qu’un autre prototype est choisi pour devenir Resident Evil 3, Kamiya est réorienté. Il doit préparer le premier Resident Evil destiné aux machines 128 bits. C’est lui qui va drastiquement changer les choses, et ce même si Kamiya ne restera pas à la tête de son développement - il finira par quitter Capcom quelques années plus tard. En 2004, Resident Evil 4 nous met à nouveau dans la peau de Leon Kennedy mais le jeu modifie son ADN pour se rapprocher des shooters à la troisième personne, plus spectaculaires, plus intenses, plus mouvementés – et au passage imposer de nouveaux standards, pour la série comme pour le genre, à l’image de sa caméra à l’épaule, reprise partout par la suite. C’est Hideki Kamiya qui a modelé le Resident Evil moderne, pour le meilleur (Resident Evil 4 donc) comme pour le pire (Resident Evil 5 et 6). Essorée, tordue, déséquilibrée au point de ne plus faire peur, cette formule s’apprête pourtant à ressortir du placard pour le remake de Resident Evil 2, après avoir été mise de côté sur le septième épisode. Capcom sera attendu au tournant par de nombreux fans qui n’attendent pas seulement un titre souple et explosif, mais surtout une expérience où la peur retrouve toute sa place.